Des boucs-émissaires au terrorisme

 

 A la suite des attentats de Charlie Hebdo,nous avons rassemblé plusieurs commentaires de Boris Cyrulnik à partir de différents médias.

Après lecture, Boris Cyrulnik a accepté que nous le publions.

Qu'il en soit une nouvelle fois remercié.

 

 

Des boucs-émissaires au terrorisme


Les morts de Wolinski, de Cabu, et des autres sont inracontables tellement c’est stupide !

Les attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015  ne sont pas des accidents. Ils sont l’aboutissement d’un processus connu depuis longtemps : on met la haine dans des quartiers en difficulté, on repère les enfants en détresse psychologique et sociale, on leur offre des stages de formation. Des groupes politiques utilisent le terrorisme comme une arme et peuvent ainsi bouleverser une société avec peu d’hommes et pour pas cher.

 

Quand la haine est semée, on choisit les enfants les plus faciles à fanatiser et on les envoie au sacrifice. Oui, le "on" désigne une organisation financée par les gens du pétrole et de la drogue, qui ont des intentions politiques sur le Moyen-Orient et l'Occident.

Ces phénomènes se sont déjà produits dans l'histoire et se reproduiront. L'inquisition chrétienne relevait du même processus. Le nazisme, en s’appuyant sur la belle culture germanique allemande, a mis le feu au monde en quelques années.

Chaque fois, des slogans sont entrés petit à petit dans la culture commune. La population s'est soumise à une représentation dépourvue de jugement. La société s'est imprégnée de ces idées.

 

Les auteurs de ces massacres ne sont pas des fous, ni des monstres. La pensée paresseuse nous conduirait à mettre leurs actes sur le compte de leur folie : « Ils ont commis un acte fou donc ils sont fous ». Certes ils ont commis un acte de fous mais ce ne sont pas des fous. Ils sont possédés. Toutes les démarches totalitaires utilisent les mêmes voies, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’une seule vérité : celle de mon dieu, celle de mon chef.

Une minorité qui veut prendre le pouvoir façonne intentionnellement des enfants normaux et en détresse. Ces enfants sont abandonnés, en difficulté psychosociale et éducative ; ils sont en attente d’une éducation, de repères ...

Les réseaux sociaux sont une arme pour façonner ces jeunes. Internet véhicule une représentation facile de la réalité, une pensée paresseuse à l'origine de toutes les théories totalitaires. Le danger serait de les déresponsabiliser : je pense que l'on a toujours un espace de liberté.

 

Nos gouvernants ont leur part de responsabilité ; ils ont abandonné culturellement les gosses de nos quartiers et en ont fait des proies faciles pour des manipulateurs. L'Allemagne nazie était très cultivée, mais la base de la société ne l'était pas du tout. C'est exactement la même chose dans les pays du Moyen-Orient. Il y a deux dangers face à cette tragédie : premièrement se taire, car c’est le début de la soumission ; deuxièmement la vengeance, la recherche du bouc émissaire, penser que « ce sont les arabes, les juifs qui sont responsables ». La mauvaise riposte, c’est la vengeance, comme une déflagration pour prendre le pouvoir.

 

Je me suis fait psychiatre pour expliquer le nazisme. J’ai vécu de l’intérieur la soumission à l’agression, à l’idée que les autres se faisaient de moi, à une représentation coupée du réel. J’ai rapporté l’équivalent de cinquante euros à l’homme qui m’a dénoncé en tant que juif, homme que je n’ai jamais rencontré et que je n’ai jamais voulu rencontrer, mais dont je connais l'identité.

Aujourd’hui, je peux dire que les nazis ont perdu la guerre des armes, mais pas celle des idées : la mécanique dans la tête d’un nazi et dans celle d’un fondamentaliste islamiste est rigoureusement la même.

 

Au début de ma profession, les malades mentaux n’étaient pas considérés comme des vrais hommes : ils n’avaient pas de lit, ils dormaient sur de la paille, et on s’étonnait qu’il y ait 92% de chronicisation. J’ai aussi connu l’époque de la lobotomie : son inventeur a été nobélisé pour cette « belle » mutilation !

Chaque nouvelle manière de penser la souffrance a provoqué l’hostilité. Mais il est nécessaire de critiquer les doxas, récitées sans jugement. Chaque découverte en psychiatrie, en neuroscience, en sciences sociales etc., a provoqué un scandale, car la pensée paresseuse repose sur des certitudes. C’est ce qu’on est en train de vivre aujourd’hui.

La question « Vous êtes vraiment sûr ? » est un décentrement et un enrichissement, mais elle provoque la haine et l’hostilité de ceux qui ont besoin de se raccrocher à la récitation paresseuse de leurs certitudes. Tous les découvreurs ont été punis. Par exemple, le découvreur de la prophylaxie de l’accouchement a été battu par les infirmiers, et en est mort.

 

Il faut combattre les idées qui paraissent évidentes.

Freud disait que les mots désignent des choses au début, puis des choses qui ne sont pas là, c'est la fonction du symbole ; enfin les mots finissent par ne plus rien désigner du réel. Ils deviennent des slogans auxquels on se soumet. Quand une culture ne permet pas la rencontre et le débat, nous devenons des proies. La démarche totalitaire est dangereuse, qu’elle soit juive, chrétienne, musulmane ou laïque.

 

La solution passe par la culture, par des gens de théâtre, de terrain. Elle ne passe par les philosophes dans un premier temps. En Grèce, les spectateurs ne quittaient pas le théâtre sans avoir discuté, car les problèmes de la cité étaient sur scène. C’est la fonction du théâtre. Le point de départ, ce sont les artistes, puis viennent ensuite les philosophes, les politiciens etc.

Facebook, la télé, ne sont pas des théâtres où les discussions peuvent s’enrichir, ils sont une arme. Ces médias peuvent véhiculer une représentation facile, une pensée paresseuse, celle de toutes les doctrines totalitaires. Leurs slogans entrent alors dans la culture, et on récite plutôt que de débattre. On se soumet alors à une représentation dépourvue de jugement. Internet démultiplie le pouvoir de tous les manipulateurs.

La culture laïque se nourrit de la culture populaire : des mauvaises équipes de foot, et des amateurs de mauvais musiciens, jusqu’au TNP, en passant par les petites musiques sur le trottoir. Dans les favelas au Brésil, la police et l’armée aggravaient la violence parce que les garçons étaient fiers de s’y affronter. Mais vous connaissez des petits garçons et des petites filles capables de résister à un footballeur, un guitariste, un danseur ? Avec la culture, on parle, on s’explique et on est au corps à corps ; au contraire, la rumeur est une représentation coupée de la réalité sensible et à laquelle on se soumet.

 

La seule bonne solution, c’est la solidarité armée, ne pas se laisser faire, s’armer intellectuellement. S’il le faut, prendre les armes. Celui qui n’a pas la même croyance n’est pas un être inférieur.

Le danger est de se laisser piéger comme les terroristes. Car il y a toujours un moment où la force provoque la réponse par la force, comme au Proche Orient. Et quelles sont alors les premières cibles ? Toujours les journalistes et les artistes.

Il y a aujourd’hui deux dangers. D’abord, se taire parce que l’on aurait peur ou parce que l’on ne se sentirait pas concerné. Ce silence serait complice. Ensuite, parler. Parler sans se venger, sans générer une parole anti-Arabes, un racisme.

 

« Je suis Charlie », dans son acception collective, c’est refuser une escalade qui ajouterait le crime au crime. Dimanche 11 janvier 2015, on a inventé ensemble un rituel pour garder nos morts en vie.

Certes on n’a pas le droit d’insulter quelqu’un qui a une autre religion. Mais où est l’insulte dans les images de Charlie Hebdo ? On me dit que c’est le prophète. Mais je n’en sais rien puisque je ne l’ai pas vu ! Il est plutôt gentil sur le dessin ... Un processus totalitaire qui mène à l’assassinat commence par « blasphème, mécréant, insulte », et finit par transformer la réduction au silence de l’autre, sa mise à mort, en acte de légitime défense. Ainsi, Hitler a déclenché une guerre défensive pour se protéger des juifs qui gouvernaient le monde !

 

Le mécréant est le premier mot de la démarche totalitaire. Il désigne celui qui a la mauvaise croyance.

La notion de blasphème est étonnamment différente selon les contextes et les cultures. En son temps, le chevalier de la Barre qui ne s’est pas découvert au passage d’une procession a été considéré comme un blasphémateur. Les jeunes musulmans n’ont pas à se soumettre au diktat du fanatisme, d’autant qu’ils sont en France dans une culture judéo-chrétienne où l’image est valorisée. Ils ont raison de ne pas représenter le prophète, mais moi j’ai vu un dessin d’un bonhomme plutôt sympathique et je me demande où est le blasphème ...

Pourquoi Charlie a-t-il le droit de tout dire et pas Dieudonné qui a été mis en examen ? Car Charlie Hebdo a peut-être blessé des gens avec son humour, mais il n’appelle pas à la mort. Le Pape, Jéhovah, pour les témoins de Jéhovah, ont été ridiculisés. Mais sans bombe. Les sarcasmes de Dieudonné appellent au mépris ; il rigole de la mort de 6 millions de personnes. Il n’a pas fait rire à propos des petits syriens ou soudanais. Il a fait rire contre des gens, en déclenchant des sarcasmes. Comme les nazis. Il est peut-être un agent sioniste ?

 

La minute de silence n’a pas été toujours respectée ; cela peut être inquiétant, et pas seulement en France. Au Maroc, j’ai entendu « Pourquoi les juifs commettent-il toujours des génocides ? ». C’est une rumeur qui se répand, et c’est intentionnel. Il n’y a pas longtemps, les enfants étaient façonnés par des récits familiaux. Ce n’est plus le cas …

J’ai terminé mon livre ‟Sauve toi la vie t’appelle” par ces mots : « l’incendie est éteint. Peut-être ... ». J’espère qu’on ne va pas le refaire flamber. On ne peut le contrôler qu’à condition de comprendre ce phénomène planétaire ; on déclenche la haine, on repère les jeunes faciles à fanatiser, on les entraîne à l’étranger, puis on renvoie en France ceux qui ont été possédés.

En période de paix on a besoin d’un petit héros : Zidane, un chanteur ... En période de guerre on a besoin d’un héros tragique, d’un ‟sauveur”, c’est le terme employé par les djihadistes.

 

Après ce traumatisme, il va falloir se remettre à vivre, mais en changeant notre manière d’exister : c’est la “résilience sociétale”.

Elle n’adviendra que si on évite de régler ses comptes, de rester prisonnier du passé. Que va-t-on faire de cet immense crime ? Il faut transcender cette blessure et cesser les petites misères minables qui, au quotidien, s’expriment dans la haine de son voisin. La France a besoin d’un nouveau contrat social, et ce 11 janvier de solidarité en a fait la promesse. Il faut espérer un sursaut républicain, une véritable envie de partage, une appétence pour le vivre-ensemble.

On a eu une réaction positive. Depuis 20 ans, on nie le phénomène pour se protéger. Cette fois-ci, on ne l’a pas fait. On aurait pu continuer à pratiquer le déni, mais on n’aurait pas été fiers de nous. Alors que cette réaction de fierté est facteur de résilience. On est fiers de nous. C’est une extase, une emphase, mais pas une illusion, plutôt une émotion lyrique. On va à l’opéra pour être émus et on s’est rendus à ce rassemblement pour se donner une bonne opinion de nous-mêmes. A l’occasion d’un événement on riposte, on affronte, on se rend digne. On ne se soumet pas : « Vous ne m’enlèverez pas ma dignité ».

 

Le gouvernement a magnifiquement réagi, avec fermeté, sans appeler à la haine ; ils ont appelé à la solidarité et à la reconstruction. Je crois que c’est un nouveau contrat social qu’ils sont en train de nous proposer.